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Le blog de Tim.

Ce que je pense.

Deleuze, appareils d’État et machines de guerre – 5

Publié le 18 Juin 2014

… Il emmène sa garde sur une plage, loin de Rome. Et là, il les divise en deux, il divise sa garde en deux. Il leur fait ramasser des coquillages et il leur ordonne de se battre l'une contre l'autre. On se dit : «  ça va pas fort Caligula ». (rires) Et lui, il revient. Bon, ça c'est l'aspect Caligula vu par Albert Camus. Ça, c'est l'interprétation délirante de Caligula. Je veux pas dire qu'elle soit mal ou qu'il ait tort, non, pas du tout. Mais pourquoi pas ? Peut-être que...

 

Interprétation juridique rationnelle, politique, politico-juridique : les latinistes remarquent que le même mot désigne le coquillage et certaines machines de guerre. Bon, suffit de penser à ça pour penser que le texte de Camus est peut-être un texte de satyre, est volontairement satyrique, car tout devient un peu cohérent. Supposons, on risque rien à supposer puisqu'on sait rien, alors, supposons, mais ça arrivait tout le temps, que Caligula ait eu l'impression qu'une partie de sa garde préparait un sale coup, une révolte. Il emmène toute sa garde loin de Rome, près de la mer et là, il leur fait pas ramasser des coquillages, il est pas, il est pas quand même à ce niveau, il fait ramasser les machines de guerre qu'une partie de la garde a, la partie soupçonnée. Et puis, il fait exterminer la partie soupçonnée par l'autre partie. Tout devient d'une banalité, d'une banalité rationnelle très grande, c'est à dire, il étouffe une révolte et puis il rentre à Rome après avoir décimé une partie de sa garde, ça devient limpide, bon.

 

Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que c'est l'un ou est-ce que c'est l'autre ? Je dirais ni l'un ni l'autre à la limite. Parce qu'il faut garder cette sphère d’ambiguïté, la montée de la sphère ambiguë. La montée de la sphère ambiguë, c'est exactement ça. Je peux tout interpréter ou bien en détermination de la subjectivité privée, c'est à dire la folie, le plus privé de la subjectivité, ou bien en détermination publique objective. Mais en fait, il y a toutes sortes de régimes dont on s'occupera qui se définissent comme à cheval parce que, non pas du tout qu'ils fassent une espèce de synthèse, de mélange du public et du privé, mais qu'ils imposent une sphère qui n'est réductible ni à l'un ni à l'autre. C'est ce que j'appelle la sphère des rapports de dépendance personnels. A ce moment là alors peut-être le titre de (Paul Weil ? « le sperme et le sang »? 3:20) prendrait un sens plus général.

 

Prenez la féodalité. C'est vraiment avec la féodalité, il y a des pages, là du coup, de Michelet qui sont splendides, sur la manière dont s'est constituée la monarchie française, ou il dit, c'est très curieux les rois de France, ils gèrent, ils gèrent leur germe de royaume vraiment comme, comme des espèces de boutiquiers. Ils opèrent avec quoi ? C'est là, Michelet crédite Louis XI de ça mais ça a commencé avant Louis XI, il dit, ce qu'il y a de génial dans Louis XI, c'est que vraiment, les mariages, les héritages, deviennent les instruments objectifs d'une politique. Vous me direz, ça a toujours été comme ça. Je sais pas si à ce moment là, il n'y a pas une espèce de mutation ou... Mais que les mariages, les héritages, deviennent vraiment les facteurs actifs et créateurs d'un nouveau type de pouvoir qui se fait à ce moment là, par exemple le pouvoir du monarque qui est pas du tout la même chose que le pouvoir du despote archaïque, que tout ça monte sous cette forme, dans l'Empire romain ça montait sous une autre forme, cette sphère, cette sphère qu'il faut définir comme chaque fois la détermination mouvante des rapports de détermination personnels, alors, vous pouvez, on cesse pas d'osciller, tantôt en rendre compte de manière objective, mais c'est pas juste, tantôt en rendre compte de manière simplement subjective, le délire des César, c'est pas juste non plus, il y a tout à fait autre chose là-dedans. Alors ça on essayerait de...

 

Et si vous voulez, j'atteins enfin mon problème, c'est vraiment, bon, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe, comment on en arrive là, à cette montée d'un nouveau type de relation que l'on appelle provisoirement, on verra la prochaine fois si on peut préciser, mais qu'on appelle provisoirement la sphère des relations de dépendance personnelles ? Que ce soit encore une fois, alors c'est très varié, dépendance personnelle par rapport à l'Empereur évolué dans le cas de l'Empire romain, par rapport au seigneur dans le cas de la féodalité, c'est un tout autre type, je les confond pas, par rapport au monarque dans la monarchie française. Ce qu'il y a en commun, c'est que c'est des figures de la relation de dépendance personnelle. Encore une fois, c'est pas les personnes qui rendent compte de la constance des relations de dépendance personnelle dans une société. C'est spécifique. Il me semble qu'il nous faut un concept de la relation de dépendance personnelle qui en fasse vraiment, qui lui donne une consistance spécifique. Alors, je dirais, mais qui est vraiment à ce niveau là ? Cette sphère, cette sphère de la dépendance personnelle, il faudrait essayer d'arriver à la préciser. Alors, je m'arrête là-dessus parce que je voudrais que vous réfléchissiez à ça pour la prochaine fois, quelle heure il est ? (réponse) Une heure moins le quart.

 

(Deleuze) Qui c'est l'homme de la sphère de la dépendance personnelle ? Écoutez-moi bien. Enfin... Une heure moins le quart ? On n'a plus beaucoup de temps... Qui c'est ? Et bien il me semble que c'est, on pourrait dire, je résume, c'est quelqu'un dont la détermination historique a une importance colossale, c'est celui qui se plaint, c'est l'homme de la plainte. C'est lui, c'est lui qui fait monter cette sphère de la dépendance personnelle. Qu'est-ce que ça veut dire ça ? Et pourquoi l'homme de la plainte ? Est-ce qu'il va avoir une importance historique aussi grande que je dis, l'homme de la plainte ? Et qui est-ce qui se plaint dans l'Histoire ? Faut savoir, qui est-ce qui se plaint ? Les malheureux se plaignent. Les malheureux, ça peut être très varié, ça peut être des aristocrates qui ont perdu le pouvoir, ça peut être des paysans opprimés, le peuple opprimé, ça peut être... Alors ça varie, quand c'est un aristocrate opprimé, sa... euh non, proscrit, qui a perdu le pouvoir, tout ça, sa plainte n'a pas le même nom. Quand le peuple se plaint, c'est pas la même chose, bon. Mais à travers toutes ces variations, est-ce qu'il y a une certaine situation de la plainte dans l'Histoire ? C'est à ça que je voudrais que vous pensiez pour la prochaine fois. Qui c'est l'homme de la plainte ?

 

Je prend une hypothèse tirée d'un auteur que je trouve très, très fort, très... Un marxiste hongrois, spécialiste de l'Empire chinois dont j'ai parlé une autre année, qui s'appelle Tökei. Beaucoup de choses de lui sont ou bien traduites, mais enfin publiées en français. Je pense à un texte très beau de lui d'une quarantaine de pages : « Naissance de l'élégie chinoise ». Et la thèse de Tökei, c'est que l'élégie chinoise... L'élégie c'est quoi ? C'est l'art de la plainte. L'élégie, c'est le chant du deuil et ça traverse l'Histoire, bien plus, ça traverse les valeurs lyriques, l'élégie. Qui sont les grands poètes élégiaques ? Il y a les poètes tragiques, il y a les poètes épiques, mais l'élégisme, c'est fait de quoi ? Le lyrisme, ça a une sorte, deux, deux tonalités fondamentales : la tonalité satyre et la tonalité élégie. Et c'est pas les mêmes rythmes, il y a des rythmes satyrique, il y a des rythmes élégiaques par exemple, pour ceux qui se rappellent des traités de versification, ce qu'on appelle le dictique, le dictique est un rythme typiquement élégiaque, inventé par des poètes dits élégiaques. Parfois, c'est les mêmes poètes qui ont une partie de leur œuvre en satyre, une partie de leur œuvre... Mais c'est les deux grands pôles du lyrisme. Ça continuera jusqu'à Victor Hugo ces deux grands pôles, deux grands pôles lyriques. Or, la satyre, elle procède avec quoi ? Avec les valeurs suprêmement poétiques de l'injure. La satyre, c'est le développement lyrique de l'injure et rythmique de l'injure. L'injure, ça a des valeurs rythmiques très grandes, suffit de voir les formes d'injures populaires, il y a des valeurs rythmiques très, très grandes des injures. Quelqu'un sait bien injurier quand il est bon rythmicien, s'il est pas bon rythmicien, c'est pas la peine qu'il essaye, bien. Il y a tous les langages d'injures... Au moment de la Révolution, il y avait des langages, ou juste avant la Révolution, il y avait des langages d'injures dont profiterons les journaux révolutionnaires, par exemple le journal du Père Duchesne, c'est un dérivé de ces langages pré-révolutionnaire qui était tout entier fait d'injures. Formidable. Les satyriques latins ont un sens de l'injure rythmique qui est fantastique. Enfin, la satyre, c'est ça. Et l'élégie, c'est, elle, le développement lyrique de la plainte. Or, très bizarrement, il y a des combinaisons entre la plainte et l'injure, c'est le même homme peut être, à la limite, c'est le même homme qui manie la plainte et celui qui manie l'injure. Et avec quel humour et quelle valeur rythmique alors de la plainte... Donc si je dis les plaintes, ben oui, elles traversent l'Histoire, je pourrais faire la liste des plaintes. On dit les grandes plaintes et puis... Mais c'est embêtant parce que c'est à vous d'y penser pour la prochaine fois, je voudrais que...

 

Bon, je fais une liste, même absurde, là on vois tout de suite, la plainte, il y a une plainte épique. La plainte épique, c'est généralement lorsque l'épopée a perdu son actualité, c'est un effort, la plainte épique, c'est un effort pour réactiver l'épopée. Dans l'Empire romain tardif, ils essayent de refaire de l'épopée, pas forcément fameux, et alors ça devient une épopée plaintive : « Ah, le vieux temps... Ah, la décadence actuelle... » etc. Il y a une espèce de pôle élégiaque de l'épopée. La plainte épique se forme, par exemple même chez de très grands auteurs comme... Enfin, peu importe. (phrase inaudible qui fait rire l'auditoire 11:52) Alors, bon, ça, il y aurait tout le domaine de la plainte épique. La plainte tragique, avec la tragédie, la plainte de la tragédie grecque... Je cite de tête, de cœur : « Oyeoyeoye oye oyeoyeoye eya popéya eya popeya... » Bon, vous sentez que c'est une plainte, bon. Vous l'avez senti. Non, d'ailleurs, je l'ai dit trop gaiement. Bon, je recommence : « Ah ahah aaaah aaaah » Bon. Mais, là aussi, on voit bien que le tragique a pas l'essence de la plainte. Pourquoi ? C'est le chœur qui se plaint. Dans la tragédie, c'est le chœur. Le chœur, qui est finalement, d'une certaine manière, l'exclu de la tragédie, qui est là comme témoignant d'une espèce de... Je sais pas de quoi il témoigne mais bon, il intervient quand on a le temps de le faire intervenir, il intervient surtout sous la forme de la grande plainte. Œdipe se plaint pas, mais le chœur, alors lui : « ayeayeaye aye qu'est ce qu'il lui arrive, pauvre Œdipe, qu'est ce qu'il va lui arriver oh ooooh oh oh... » Bon. La tragédie grecque contient les plus beaux textes de plainte, mais la plainte n'est pas pure puisqu'elle est prise dans l'élément tragique comme la plainte est prise dans l'élément épique. Il y a un tout autre type de plainte alors, dans une toute autre civilisation, c'est la plainte prophétique. La plainte prophétique, le prophète ne cesse de se plaindre. Et par là, le prophète appartient à un grand modèle qui est Job, la plainte de Job quand il interpelle Dieu : « Alors quoi ? Alors quoi ? Quoi, moi ? Moi ? » La longue plainte du prophète, c'est très, très important, or c'est pas la plainte tragique, c'est pas la plainte épique. Vous avez la plainte populaire qui donne la complainte, enfin des plaintes, vous en avez. Mais la plainte devient pure dans son rôle élégiaque. Les grands poètes de la plainte, c'est les élégiaques, c'est ni les tragiques, ni les épiques. Et qui c'est ? C'est d'abord toute la tradition des grecs. On parle de l'épopée chez les grecs, de la tragédie, mais considérez comme l'égal des grands tragiques et de Homère, et de l'épopée, la série des poètes élégiaques grecs. Il y a des médailles, il y a aussi des médailles, une face pour Homère et une face pour un grand élégiaque. La poésie latine qui est une des choses, bon, un des seuls homme aujourd'hui en France capable de bien parler, c'est justement Paul Weil (?) parce qu'il a, je sais pas par quel don, il a le sens de ce qu'ils ont apporté en rythmique, de la valeur rythmique de ces poètes, c'est la grande série Catulle, Ovide, Tibulle, Properce dont une partie de l’œuvre est faite d'élégies, avec des rythmes, alors avec une invention rythmique fondamentale. Or, tout ça, je dis, qui est-ce qui se plaint ?

 

Je retrouve ma question. Si l'élégie est vraiment la forme lyrique de la plainte, c'est à dire la forme dans laquelle la plainte apparaît à l'état le plus pur, qui est-ce qui se plaint dans l'Histoire ? Ben, c'est une réponse qui peut vous intéresser, du moins celle de Tökei qui le montre, je dis pas en général, pour l'élégie chinoise. Et ben il dit, celui qui se plaint fondamentalement dans l'Empire chinois, c'est qui ? Ce n'est ni le proscrit, ni l'emprisonné, c'est l'esclave affranchi. Ni l'opprimé. Ni le proscrit, ni l'opprimé, ni le je sais plus quoi, c'est l'esclave affranchi. Le genre élégiaque chinois commence avec l'importance prise par ce personnage historique très, très curieux : l'esclave affranchi. Bon, alors est-ce que ça va peut-être recouper des choses pour nous ça ? L'élégiaque, le poète élégiaque, on peut dire qu'il se vit tantôt comme proscrit. Prenez par exemple alors la forme vraiment personnelle de la plainte, l'élégie amoureuse. L'élégie sera... Il y a élégie dès qu'il y a deuil, dès qu'il y a plainte, la plainte poétique. Prenez l'élégie amoureuse, le poète élégiaque pousse sa plainte, sa plainte grandiose, lyrique et rythmique en fonction de toute une constellation de situations, tour à tour, il se pose comme étant éconduit par l'aimée, c'est à dire proscrit, opprimé par l'aimée qui abuse de son pouvoir, mais différent de proscrit et différent aussi de l'opprimé, il y a l'exclu. C'est pas la même chose. Le personnage de l'esclave affranchi, il se sent comme exclu. L'exclu, c'est l'esclave affranchi, il se vit comme exclu. Alors, c'est... D'où l'histoire idiote, l'esclave affranchi qui dit : « ah j'aurais encore préféré rester esclave », c'est idiot ça. Mais que l'esclave affranchi, par exemple dans les exemples qu'analyse très bien Tökei, se vive comme exclu, l'opération d'affranchissement, c'est une opération à la fois très, très importante, est-ce que c'est pas lui qui à la fois va être au centre de la plainte, d'une plainte beaucoup plus efficace qu'elle n'en a l'air parce qu'elle va entraîner la montée de ce nouveau type de rapports, les rapports de personnes et de la dépendance personnelle où là, l'esclave affranchi va se découvrir comme un véritable maître. Pas du tout comme quelqu'un qui était porté (? 18:26). Si on lance la sphère de la relation des dépendances personnelles, c'est l'esclave affranchi ou quelque chose comme ça le maître. Et c'est lui qui va amener le consilium de l'Empereur, c'est lui qui va amener le fiscus de l'empereur. Peut-être. Enfin, il y aurait tout un domaine pour achever, pour vous donner de quoi travailler d'ici la semaine prochaine. Je saute de registre, si on essayait de faire, alors un cours ou une recherche sur ces problèmes de la plainte ? Il y a en psychiatrie, la psychiatrie est pleine des plaintifs. Et il y a trois grandes plaintes. Il y en a ici qui travaillent déjà, je ne sais pas si ils voudront en parler. Il y a les trois grandes plaintes qui correspondent à ce qu'on appelle les grandes névroses actuelles ou ce qu'on appelait. La plainte de l'hypocondriaque, la plainte du mélancolique et la plainte du dépressif, c'est pas du tout la même. Non, la plainte dépressive, faudrait inventer des valeurs rythmiques, c'est pas les mêmes valeurs rythmiques, c'est pas les mêmes rythmes. Alors, ce serait trop facile, une hypothèse facile, donc on peut pas, mais ça aurait été bien, c'est que la vraie plainte, ce serait celle du mélancolique, parce que c'est lui qui se vit comme exclu, tandis que l'hypocondriaque, c'est pas la plainte pure parce que lui il se vit beaucoup plus comme proscrit, le dépressif, il se vit beaucoup plus comme opprimé, emprisonné. C'est tellement facile que c'est faux. Ça peut pas être vrai, donc alors, on tire un trait, voilà. Voilà, bon, vous réfléchissez à ça, on en est là, voilà.

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